CHAPITRE VI

On gèle. On grelotte. On continue à flotter comme des poissons agonisants, s’agitant en soubresauts ridicules amenant à des postures plus ridicules encore.

Mais on lutte.

L’exemple courageux d’Éric Verdin et de Marts a stimulé les énergies languissantes. Il faut tenir, encore que la situation soit désespérante, sinon totalement désespérée. L’Inter dérive toujours vers les astéroïdes, mais il est impossible d’en situer la position.

Toutefois, Flower et les survivants se sont repris. Au prix de mille efforts, continuant à flotter puisqu’il a été impossible de réparer les générateurs de gravitation artificielle, les cosmatelots et leurs officiers s’évertuent tant bien que mal à sauver ce qui peut être sauvé.

Le commandant leur a parlé par les interphones. Ils sont dispersés dans les divers compartiments de l’immense planète synthétique et les avaries obstruent souvent les passages, si bien que chacun ne peut œuvrer que dans sa zone.

Communications ? Tout est détruit et il est impensable de demander du secours. « On nous cherche sans doute, a dit Flower. Mais I’A-1 n’est qu’un atome dans le Cosmos. »

Chauffage ? Là c’est le drame. La grande chance est qu’en dehors de quelques cloisons, il y a eu peu de déchirures du cockpit géant. Certes, en plusieurs endroits, l’air conditionné a fui mais on a pu colmater les brèches. Des victimes encore, bien sûr, promptement asphyxiées et littéralement congelées par l’envahissement de cet « éther » encore si mal analysé qui semble la nature même de l’espace.

Partout ailleurs, le froid sévit mais cette fois avec l’oxygène, ce qui donne maintenant de véritables chutes de neige intérieures. Tout est blanc, givré, serti de glace. Y compris tant de corps morts qu’il a fallu se résoudre à les évacuer. Dans quelles conditions !

Travailler en apesanteur est proprement épuisant et un organisme n’y résiste pas longtemps. Il faut accepter de nombreuses pauses, si bien que toute entreprise paraît interminable. Mais on réussit à amener les cadavres vers un sas spécial, lequel par chance fonctionne encore.

Et on les précipite dans le vide. Certes, en temps normal, la désintégration est prévue par les règlements interplanétaires. En la circonstance il n’existe aucune autre solution que ce moyen empirique, primaire, les appareils de destruction biologique sont démolis.

Les vieux cosmatelots grommellent que la satellisation va automatiquement se produire et que ces spectres n’iront pas loin. Eu égard à la loi de gravitation universelle, ils vont demeurer dans la zone attractive de l'inter et on les verra tournoyer lentement autour de la grande épave.

Spectacle sinistre ! Hallucinant !

Mais on n’a pas le choix et, comme le dit Flower, il faut se féliciter que cette évacuation soit encore possible.

Bien triste corvée pour ces malheureux que de se débarrasser des corps de leurs camarades, de leurs amis – et parfois plus encore car il y a des femmes parmi les victimes – et de les voir ensuite évoluer hideusement, au-delà des hublots.

On a essayé également d’utiliser les cosmocanots prévus pour les naufrages spatiaux. Malheureusement, si la plupart de ces petits engins semblent en bon état, les sas de sortie sont bloqués. Impossible donc de quitter l’Inter, sinon en scaphandre spatial autonome, en piétons de l’espace. Mais pour aller où ?

Plus d’un, plus d’une, cèdent à la dépression. Cela va de la crise de nerfs à la fureur et on déplore déjà deux suicides.

Il y a bien eu aussi la mort de Gabbès, mais ce n’est plus le moment d’intenter une action en justice et Éric a nettement défendu l’assassin de Perkovan, arguant que, sans lui, il eût été proprement exécuté par le couteau du forcené, sans compter qu’il eût sans doute été impossible à Marts de couper le contact de la génératrice de la sphère engendrant les fantômes, lui qui ignore tout de l’installation.

Si Marts éprouve de nouveau du remords quant à la fin tragique de Gabbès, du moins ne sera-ce pas aux tintements lugubres de la cloche de brume.

Une équipe a, tant bien que mal, réussi le ravitaillement en atteignant les cuisines, où tous les préposés ont été tués dans la catastrophe. Si bien que la survie est relativement assurée avec la nourriture conservée.

Le froid ambiant devient cependant de plus en plus terrible. Les uns et les autres s’amarrent, et quelques-uns, épuisés, dorment en flottant, incapables de réagir.

Baslow a reconstitué son équipe. Le savant et ses trois aides, auxquels tout naturellement s’est joint Marts mystérieusement solidaire d’eux, d’Éric en particulier après l’aventure commune, s’organisent comme ils peuvent pour subsister.

Curieuse situation ! On vit en tournoyant, en trébuchant, mais le tout dans une ambiance glacée où des flocons passent sans arrêt, nés le plus souvent de la buée exhalée par ces poitrines oppressées. Tout ce qu’on découvre de la vaste carène devient blanc, de ce blanc sinistre des champs de mort. L’éclairage fonctionne encore, par zones, mais au moins ce n’est pas l’absolu des ténèbres, qui ajouterait encore à l’horreur générale.

Flower s’est naturellement préoccupé de la direction éventuelle de l’engin formidable dont il est responsable. En vain ! La timonerie est totalement détruite et on continue à se perdre en conjectures en ce qui concerne l’origine du sinistre.

Un sabotage ? Ce n’est pas douteux. Qui ? Dans quel but ? Assurément ceux de l’astronef mystérieux échappant au radar et qui s’est fondu dans le grand vide.

Plusieurs tours-cadran encore.

Radio et télé sont mortes. On est totalement coupé du monde planétaire. L’orbite lunaire a été dépassée depuis longtemps et Flower estime qu’on fonce à travers l’espace à une vitesse fantastique qu’il est bien incapable d’évaluer.

Certains espèrent encore vaguement la rencontre de quelque astronef providentiel. Après tout, il y a des lignes spatiales, à travers tout le système solaire et même au-delà. Seulement ce serait vraiment un miracle qu’un de ces vaisseaux croisât justement le chemin aberrant, anarchique, de la malheureuse île désemparée.

Et cela, d’après Flower qui n’en parle qu’à ses proches, ne risque guère de se produire.

Effectivement, on marche, on marche, sans savoir où on va, et c’est toujours l’immensité noire cloutée de ces joyaux fulgurants que sont les soleils de ces milliards de mondes constituant le cosmos.

On distingue, très lointaines, la Terre et la Lune. Mars est invisible, tout comme Vénus. Flower pense toujours qu’on dérive vers l’immense ceinture des petites planètes et c’est là son secret espoir.

Espoir sans doute basé sur une pensée rationnelle d’homme de l’espace car, après un temps de désolation, un cosmatelot signale qu’il croit entrevoir un point dans l’immensité !

Inutile de tenter une reconnaissance au radar. On se servira des jumelles, comme au bon vieux temps. Qu’importe ! Les observateurs sont bientôt d’accord et un frisson d’espérance passe sur ce peuple jusque-là morne et confit dans la souffrance : il s’agit sûrement d’un astéroïde.

Lequel ? Le catalogue comporte, on le sait, quelques milliers de numéros. Flower espère seulement que ce ne sera pas un simple caillou mais au moins une petite planète telle que Cérès, Éros, Géographos ou analogue. Dont la force gravitationnelle pourra être assez puissante pour attirer l'inter.

Bientôt, après des heures d’expectative, c’est ce qui se produit.

Espoir de toucher un planétoïde… C’est bien. Mais un choc va se produire, et il est impossible de diriger l’atterrissage, de contrôler l’impact. D’où péril !

Une fièvre soudaine les a tous pris. Flower fait passer ses recommandations, il faut s’attendre à une nouvelle et rude épreuve.

Mais tout vaut mieux que cette vie en apesanteur, cette lente traversée de mort, dans le froid et la désespérance.

On « descend », si le terme peut être utilisé. Dans peu de temps, l’Inter désemparée va tomber, peut-être s’écraser, sur ce rocher perdu dans le grand vide.

Qui échappera à cette catastrophe finale ? Il est à peu près certain qu’il y aura encore des victimes. Mais qu’importe ! Tous sont revigorés par cette nouvelle et on envisage déjà une survie possible sur ce roc isolé.

Flower, lui, est plus réaliste, ainsi que les plus anciens cosmatelots. Il est évident que le planétoïde, qui commence effectivement à attirer l’épave, est dénué d’atmosphère.

Sur ce monde stérile on ne pourra subsister qu’en scaphandre. Et la pesanteur sera automatiquement des plus faibles. Cela vaudra mieux cependant (c’est l’opinion générale), que la vie de flotteur dans ce cercueil de glace qu’est devenue l’Inter.

Alors on se prépare, avec une fébrilité qui n’était plus de mise depuis les premiers tours-cadran après le sabotage. On étudie les scaphandres, on se prépare à un amarrage solide pour pallier au maximum la violence de l’impact.

Lentement, la gravitation commence à influencer l’A-1 et ceux qu’elle porte. Flower évoluait péniblement dans les départements qu’il pouvait encore atteindre, quitte à contacter ses autres subordonnés par interphones.

Plus que jamais, et bien qu’il fût peut-être plus épuisé que tous, le commandant de l’A-1, conscient de son immense responsabilité, voulait mettre tous les atouts dans son jeu afin de sauvegarder le plus possible les vies humaines en face du grand choc inévitable qui allait incessamment se produire.

Baslow prenait tout cela avec la sérénité du savant qui n’a jamais d’autres soucis que ceux de sa recherche. Il pensait avant tout à la récupération éventuelle de la sphère prismoïde jusque-là préservée, ainsi que des divers appareils dont Éric avait pu constater qu’ils avaient échappé à la destruction générale.

Marts semblait, en dépit des circonstances, plus résolu que jamais à vivre. Il avait cru sa dernière heure venue avant le transfert sur la planète artificielle. Et après avoir assimilé les laborantins à des bourreaux, il savait qu’il n’en était rien. Tout cela le dépassait certainement mais il voyait une possibilité : vivre.

Éric, encore quelque peu affaibli par son traumatisme frontal, tentait d’être de bonne humeur. Karine ne le quittait guère et Yal-Dan, quoique plus discrète, demeurait également à portée. D’ailleurs l’équipe scientifique devait former bloc, par la force des choses.

Bientôt on ne douta plus. L’Inter désemparée piquait vers le planétoïde.

On commençait à le reconnaître à l’œil nu, ce havre spatial. Un caillou gigantesque, assurément d’une cinquantaine de kilomètres de diamètre, soit tout de même un petit astre appréciable. Nulle atmosphère en effet, c’était décelable, mais le relief assez tourmenté laissait entrevoir des sortes de plages vers lesquelles, on ne pouvait que le souhaiter, l’Inter irait s’aplatir.

On s’amarra, on se soutint, on se prit les mains. Flower avait fait distribuer une ration générale d’alcool. Il était toujours pénible de boire en apesanteur mais, comme le dit Marts en ricanant, on tétait et cela faisait du bien.

La vitesse allait croissant. Le vertige augmentait et une sorte de gravitation, assez faible mais mesurable, commençait à se faire sentir.

Karine étreignait Éric et le jeune homme s’évertuait à ne pas négliger Yal-Dan. Mais n’était-ce que par devoir ?

Flower reconnaissait à un certain moment qu’il n’y avait plus, humainement, le moindre effort à fournir. On parvenait à ce point où l’homme devient obligatoirement passif et comprend que tout son libre arbitre, s’il demeure intact, n’est plus apte à déterminer la suite des événements.

Ce fut la chute !

L’Inter, misérable épave titanesque, s’abattit sur le roc inconnu dans un fracas intérieur formidable. Au-dehors, sans doute, nul écho, l’atmosphère n’existant pas.

Un moment après, des fantômes parurent s’arracher des décombres. Car l’effroyable impact avait achevé de fracasser le vaste cockpit. Combien de blessés ? Combien de morts ? On s’en préoccuperait plus tard.

Munis de scaphandres, reliés par micros, des êtres titubants, flageolants, s’appuyant parfois les uns sur les autres, s’extirpaient de cet énorme débris, par les sas éventrés, par les parois déchiquetées, enjambant des amoncellements de matériaux, voire des corps brisés et ensanglantés.

Où était-on ? Quelque part dans le système solaire et il faudrait longuement observer le ciel pour parvenir à déterminer la situation. Le sol était parfaitement nu. De la pierre et encore de la pierre. L’île spatiale, en tombant, avait accroché au passage des aiguilles minérales qui s’étaient brisées non sans accentuer les avaries et une grande partie de l’air respirable s’était échappée.

Du moins pouvait-on espérer subsister dans quelques rares compartiments encore étanches et, en deçà, grâce aux scaphandres. Un cycle récupératif gazeux y permettait en effet la réutilisation de la respiration humaine, système analogue à celui employé sur les astronefs pour la réadaptation des déchets, si bien que la durée respiratoire y était pratiquement illimitée.

Devrait-on vivre éternellement dans ces conditions ? C’était impensable.

Quelques-uns allèrent donc reconnaître les alentours. On flottait, moins certes qu’à bord, mais encore quelque peu eu égard à la très faible masse du planétoïde. Du moins les vêtements spatiaux permettaient-ils une certaine stabilité.

Les autres survivants relevaient les blessés. Mais ceux qui commençaient à se déplacer sur ce sol hostile avaient-ils souvent un frisson. Une pluie effrayante se produisait, ce qui avait été annoncé par les vétérans de l’espace.

Des cadavres tombaient.

C’étaient les corps de ceux qu’on avait jetés à l’espace, que l’Inter avait obligatoirement entraînés avec elle par la force de la gravitation et qui, soumis à leur tour à l’attraction du petit astre, venaient lamentablement s’y écraser.

Les premiers explorateurs revinrent à bord, écœurés, horrifiés.

Éric était de ceux-là, avec Karine, avec Yal-Dan. Baslow, qui était resté auprès de Flower, dépêchant lui-même ses aides en reconnaissance, les accueillit ainsi que le commandant et plusieurs officiers survivants. Tous en triste état, mais bien décidés à s’organiser.

Seulement ils montrèrent aux jeunes gens stupéfaits une sorte de petit caisson métallique, noir, à l’intérieur duquel se trouvait un appareillage compliqué évoquant, semblait-il, quelque installation radio à destination inconnue.

Le caisson était écrasé, en assez mauvaise condition, ayant souffert dans la grande chute.

— Voici ce que Marts a trouvé, en dégageant un blessé. Cela se tenait dans la soute n° 3…

— Par le diable du Cosmos ! s’écria Éric. Avez-vous une idée, professeur ?…

— Je cherche depuis un instant. Cette technique est remarquable et je ne connais aucune planète où on travaille ainsi… Mais je puis déjà vous dire ce que je conclus : il s’agit à la fois d’un émetteur et d’un récepteur. Fabriqué où et par qui, je l’ignore. Mais les radiations doivent en être nocives, c’est une adaptation de nos ondes musclées, avec un multiplicateur qui atteint la puissance mille, c’est tout dire…

Yal-Dan murmura :

— Mais alors… en se déclenchant, un tel appareil peut provoquer une impulsion considérable, à tel point que…

— A tel point, ma chère Yal-Dan, qu’une masse aussi formidable que l'inter est susceptible d’en être ébranlée, jusqu’à sortir de son orbite !

Il y eut un temps froid. Chacun était atterré par la révélation.

Baslow reprit :

— Mais ce n’est pas tout ! Hors un certain automatisme, il s’avère nécessaire de régler, voire de provoquer le déclenchement du train d’ondes, lequel si je comprends bien est émis à partir d’une source lointaine. Il a donc fallu, pour réussir le sabotage dont nous avons été victimes (et dont cet engin est inévitablement le coupable) que quelqu’un le surveille et le mette en marche au bon moment…

— Ce qui revient à dire ?

— Ce qui revient à dire qu’il n’a pas fonctionné tout seul en dépit de son incroyable perfectionnement…

Baslow fit un temps et acheva, d’une voix blanche, glacée :

— Et que parmi nous, il y a, ou il y avait, un traître !